Afrique/Droits de l’Homme

Justice : l'avocat Fatiou Ousman écrit à Batoko sur le retrait du Bénin de la Cadhp

L’investigateur 13/05/2020 à 09:01

Mon adresse à M. BATOKO

Dijon, le 30 Avril 2020

Monsieur le Président,

La situation dans laquelle se trouve notre pays conduit, par devoir patriotique, le citoyen béninois que je suis, exerçant comme Avocat en France, à m’adresser à vous en votre qualité de juriste émérite mais surtout de Président de la plus haute Instance de l’Ordre Judiciaire et Administratif du Bénin. Selon l’article 131, révisé, de la Constitution du Bénin, la Cour suprême est la plus haute juridiction de l’État en matière administrative et judiciaire de l’État. Ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours puisqu’elles s’imposent au pouvoir exécutif, au pouvoir législatif, ainsi qu’à toutes les juridictions du Bénin. La Cour Suprême doit ainsi jouer un rôle essentiel dans le respect des droits des justiciables et citoyens béninois tels qu’ils découlent de nos textes législatifs et réglementaires. La Cour Suprême doit également veiller au respect des conventions internationales ratifiées par le Bénin lorsqu’elles sont en rapport avec ses missions et attributions, notamment en matière de Droits de l’Homme. En tant que juridiction suprême de l’Ordre Judiciaire et Administratif, la Cour Suprême doit s’assurer du respect des Droits de l’Homme en République du Bénin. L’actualité judiciaire et politique nationale me conduit à penser que notre pays se trompe subitement de chemin. Le Bénin que nous avons construit grâce aux sacrifices des uns et aux efforts des autres depuis bientôt 30 ans, ce Bénin là, apprécié et distingué dans le monde pour son exemplarité démocratique est en train de s’enliser dans une aventure politique hasardeuse.

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Monsieur le Président, le Bénin, pays pionnier de la démocratie et des droits de l’homme, se détruit dans une dangereuse attitude de violation de ses engagements internationaux, de sa constitution et des droits de ses citoyens.

Les faits et actes en cause sont à peine croyables.

Le 23 avril 2020, le gouvernement béninois a annoncé sa décision de se retirer du protocole de 1998 relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Concrètement, La décision du Gouvernement vise à renoncer à la déclaration d’acceptation de la juridiction de la Cour africaine. En effet, en application du paragraphe 6 de l’article 34 dudit Protocole, la République du Bénin entrait dans le cercle fermé des 8 Etats africains ayant donné pouvoir à leurs citoyens et aux ONG de saisir directement la Cour Africaine en cas de violation des droits et libertés garantis par la Charte africaine ratifiée par le Bénin et intégrée à sa Constitution. Or, en février 2016 le Bénin venait de faire un pas de géant dans la protection des droits de l’homme, confirmant ainsi son statut de bon élève en matière de protection des droits de l’homme. Cette décision de retrait de notre pays du mécanisme de l’article 34.6 du Protocole de 1998 marque un net recul démocratique dénoncé par de nombreux juristes et défenseurs des droits humains. Même si l’exécutif béninois s’en défend, préférant invoquer un litige entre deux sociétés privées, ce retrait vient assurément en représailles à l’Arrêt du 17 avril 2020 par lequel la CADHP a condamné l’état béninois à suspendre son processus électoral en vue des communales du 17 mai 2020. Les autorités béninoises ont en effet affirmé qu’elles n’entendaient pas respecter cette décision, invoquant pêle-mêle la souveraineté nationale, l’immixtion de cette instance dans le calendrier politique interne et le respect de la constitution. Est-il utile de rappeler que la Constitution du Bénin, y compris celle issue de la révision constitutionnelle de la Toussaint (1ernovembre 2019), n’aborde nullement les élections locales, lesquelles relèvent de textes législatifs. Faut-il ici également préciser que la Convention Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples fait partie intégrante de notre constitution même révisée, s’agissant d’ailleurs d’une norme supérieure : « Les droits et les devoirs proclamés et garantis par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981 par l’Organisation de l’unité africaine et ratifiée par le Bénin le 20 janvier 1986 font partie intégrante de la présente Constitution et du droit béninois. »

Article 7 de la Constitution du 11 décembre 2019 non modifiée

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Si l’on en croit les échanges entre les responsables des institutions de la République, dont la Cour Suprême, ainsi que les dispositions prises par la CENA et la HAAC malgré la pandémie du COVID-19, le scrutin communal va effectivement se tenir le 17 mai 2020. Le Bénin tiendra ainsi un scrutin en pleine tempête de la pandémie du Covid 19 pendant que la Côte d’Ivoire et la Centrafrique envisagent de reporter deux élections présidentielles prévues respectivement en Octobre et Décembre 2020 et que l’Ethiopie a d’ores et déjà reporté un scrutin législatif prévu en août 2020. Pire encore, cette élection serait donc maintenue malgré l’ordonnance du 17 avril 2020 de la CADHP qui a ordonné à l’Etat Béninois de surseoir à l’organisation de ce scrutin jusqu’à ce que la juridiction d’ARUSHA rende un arrêt au fond.
De quoi avons-nous peur ?
Notre pays a-t-il définitivement tourné le dos au droit et décidé de braver la justice internationale ?

Cette posture place encore une fois notre pays, jadis cité comme modèle démocratique en Afrique, sous les feux négatifs de l’actualité africaine, après les incidents ayant émaillé le scrutin législatif du 28 avril 2019. La situation est grave et inédite. Elle n’honore pas le Bénin, ses institutions et ses citoyens. Monsieur le Président les questions que doit se poser la communauté des juristes Béninois et, au-delà, notre classe politique de tous bords, sont celles-ci :
 Le peuple béninois, en élisant ses dirigeants, leur donne t-il mandat et pouvoir pour utiliser l’État, les institutions et les lois de la République à leur profit personnel et surtout contre les choix fondamentaux faits par le peuple souverain ?
 Trouvez-vous légitime que le Président de la République s’adjuge tout seul, par un simulacre d’élection, tous les sièges du Parlement, et qu’après, il utilise ce même parlement pour changer la constitution et les lois à sa guise, qu’il mobilise la justice pour traquer de paisibles citoyens et bannir de la vie politique ses adversaires ?
 Doit-on laisser ce drame se jouer jusqu’au point de devoir renoncer aux engagements du Bénin pour se libérer des contraintes internationales et se donner les moyens de broyer ses opposants et citoyens sans qu’ils aient le moindre recours ?
Monsieur le Président, voilà les questions qui résonneront dans nos consciences même si chacun se tait et laisse le pays s’enliser dans la vengeance et se déshonorer dans l’injustice.

C’est dans ce contexte que je me dois de vous interpeler sur les graves conséquences de ce blocage pour la sécurité juridique des citoyens béninois et la stabilité politique de notre pays. Ma démarche est d’autant légitime qu’en votre qualité de Régulateur du système judiciaire et de la protection des droits des justiciables béninois, vous avez reçu compétences et missions pour agir efficacement. La Cour Suprême du Bénin exerce une double fonction : d’une part conseil du Gouvernement par les avis qu’elle rend sur les projets de loi et de textes réglementaires importants, d’autre part juridiction suprême de l’ordre judiciaire et administratif. C’est cette double fonction, devant garantir au justiciable l’effectivité du respect des droits garantis par la Convention Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, que je voudrais vous inviter à mettre en œuvre. Il est vrai que la CADHP n’a pas vocation à se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Il est toutefois incontestable que les autorités et juridictions nationales, en l’occurrence béninoises, sont les premières garantes de l’instrument de protection des droits de l’homme. Cette protection devient donc un devoir pour les Etats et leurs juridictions nationales. S’il est admis que les Etats, signataires de la Convention Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, disposent d’une marge d’appréciation, il est tout aussi vrai que celle-ci est des plus étroites. En effet, compte tenu de l’importance et de la gravité des violations constatées en Afrique, la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples n’a pas introduit, dans ses textes, de clause de dérogation.

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En conséquence, les décisions de la CADHP, en ce qu’elles protègent les Droits les plus élémentaires des citoyens africains, doivent recevoir une application aussi loyale qu’intégrale. Le juge béninois, qu’il soit administratif ou judiciaire, est le juge naturel de la protection des droits fondamentaux ; il est le « juge primaire » de la Convention Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Il interprète et applique le droit interne à sa lumière. S’il y a lieu, le juge béninois peut être amené à écarter, au nom du principe de la hiérarchie des normes, la loi nationale qui n’est pas compatible avec les exigences de la Convention. En vérité, et je sais que vous le savez, le juge suprême béninois est doté, à cet effet, de pouvoirs importants notamment des possibilités de suspension en urgence, d’annulation d’un acte illégal et d’injonction au Gouvernement. L’article 2 de la loi N°2004-07 du 23 octobre 2007 vous permet, à ce sujet, de vous saisir d’une situation, de votre propre initiative, et de suggérer les réformes utiles au gouvernement.

Monsieur le Président,

Vous pouvez agir. Vous devez agir. Il est d’ailleurs regrettable que la Cour Suprême n’ait pas pris la moindre initiative judiciaire en vue de faire appliquer les précédents arrêts et ordonnances rendus par la CADHP concernant M. AJAVON traqué par le régime, banni des affaires, de la politique, du mécénat, privé de recours internes et qui ne trouve écoute et écho que dans les mécanismes internationaux. C’est bien la non-exécution de ses décisions, non traduites par l’annulation de sa condamnation par la CRIET, qui a conduit la CADHP à ordonner la suspension du scrutin communal du 17 mai 2020. Car, à juste titre, la CADHP a estimé que le maintien obstiné des autorités béninoises de cette condamnation, pourtant annulée par elle, empêchait M. AJAVON de participer à un scrutin électoral, ce qui constitue un préjudice irréparable. Cette position de la CADHP est connue depuis longtemps puisqu’elle a été instaurée par l’arrêt TANGAYIKA.

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Arrêt du 14 juin 2013 sur les affaires jointes Tangayika Law Society & The Legal and Human Rights Centre c. Tanzanie et Révérend Christopher R. Mtikila c. Tanzanie
L’obligation pour les Etats d’exécuter les décisions des juridictions supranationales est reconnue depuis longtemps par vos homologues européens.
La Cour de cassation française retient que les Etats adhérents à cette Convention (CEDH) sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle.
Arrêt d’assemblée plénière n 589 du 15 avril 2011 (10-17.049)
C’est donc parce que la Cour Suprême n’a pas procédé à l’annulation de cette condamnation de M. AJAVON, au cours d’un procès en réexamen, que la CADHP a été amenée à constater le préjudice irréparable. Je n’insinue pas que votre juridiction serait responsable, seule, de cette situation. Je ne peux cependant m’empêcher de voir dans l’inaction de la Cour Suprême depuis plus d’un an, le nid de ce blocage juridique et politique qui va nous conduire droit le mur.

Monsieur le Président,

Il est encore temps de rattraper cette situation juridique dont les éléments factuels et de droit sont simples. Il est toujours possible de réparer les manquements de notre Etat en réexaminant, sans plus attendre, le dossier de M. AJAVON et en annulant cette inique condamnation par la CRIET, dont je crois que la Cour Suprême, juge de cassation, est saisie par ailleurs. Il est également urgent pour la Cour Suprême de prendre ses responsabilités vis-à-vis de l’exécutif béninois en l’invitant à respecter l’ordonnance de la CADHP du 17 avril 2020. C’est votre responsabilité. A défaut pour l’Exécutif de s’exécuter, dans le délai imparti au 17 mai 2020, la Cour Suprême devra prendre l’initiative d’enjoindre à l’Etat béninois de respecter sa signature et ses Engagements. Il est inutile de rappeler qu’en sa qualité de juge du contentieux électoral communal, la Cour Suprême risque d’être saisie non pas seulement de la légitimité du scrutin du 17 mai 2020, mais bien de la légalité externe de cette élection qui en est désormais privée, du fait de la décision de juridiction africaine. Il est plus qu’urgent d’agir afin d’éviter l’impasse dans laquelle nos autorités publiques nous mènent.

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Monsieur le Président, vous avez vous-même souligné que notre modèle démocratique avait subi de graves reculs ces dernières années. Vous pouvez corriger le tir, à quelques mois de votre départ de la tête de la Cour Suprême
Je le répète : vous pouvez agir, vous devez agir.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’expression de ma plus haute considération.

Maître Fatiou Ousman
DESS Juriste des Collectivités Territoriales
DEA Droits de la Personne
Avocat au Barreau de Dijon



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