Bénin
Chronique : Félix Iroko historien sans désemparer
A quelques heures d’intervalle, avec un an de différence d’âge, Jerry Rawlings et Félix Iroko sont allés de l’Autre Bord, salués par le même éloge, unanime et sincère : « Le baobab est tombé ! » Inattendue réunion de l’un, urbi et orbi connu, et de l’autre, si peu connu. C’est que, à la place qui fut la leur, chacun a pris à cœur, dans l’abnégation, ce qui tenait tant à cœur à Aimé Césaire au sujet de l’homme, à partir de l’homme noir : « Le matériau humain lui-même est à refondre… Nous essaierons dans notre coin ! Dans notre petit atelier ! Le plus petit canton de l’univers est immense si la main est vaste, et le vouloir non las. » En quête d’un être-plus pour l’homme, Jerry Rawlings et Félix Iroko ont été d’un vouloir non las.
Félix, avec son sac au bout du bras, sac d’étudiant en similicuir ; accroché à l’épaule, sac d’écolier en raphia. Car à Cotonou, le professeur d’université marchait souvent, marchait vers tel Institut non béninois, dont il aimait l’atmosphère studieuse. Il s’y était aménagé un coin à lui et, dans son ‘‘petit atelier’’, il peaufinait ses cours et ses livres, il travaillait. Aux sentiers battus, Félix préférait les sentiers inexplorés. Sur la quinzaine de livres qu’il nous laisse, il est des titres pour le bonheur d’André Breton, le chef de file des surréalistes : « Une histoire des hommes et des moustiques en Afrique » (L’Harmattan, 1994), « L’homme et les termitières en Afrique » (Kartala, 1997). Livres illustrés. Histoire vivante et accessible à tous.
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Or donc, Félix dégageait un parfum surréaliste certain, à cause de son survol des choses après quoi l’on traîne et qui vous clouent au sol : titres, médailles, rubans, et tutti quanti. Félix regardait de haut les enflures et les boursouflures, comme s’il y voyait le point de départ de quelque forfaiture. « Au fait, Félix, pourquoi n’es-tu pas devenu ministre ?- On me l’a proposé, j’ai décliné l’offre. » Un peu bohème, Félix, pas loin de Rimbaud : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; / Mon paletot aussi devenait idéal ; / J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; / Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! »
Félix un peu bohème ? Oui, mais sans fantaisie ni insouciance, avec des amours plus laborieuses que rimbaldiennes. On le sentait préoccupé, retranché en soi, plutôt sombre que souriant, et l’on ne se souvient pas de l’avoir entendu rire aux éclats. Il portait en lui, dirait Louis Aragon, « comme un oiseau blessé ». En 2003, il fit part de cette blessure intérieure dans son livre « La côte des esclaves et la traite atlantique », sous-titré « Les faits et le jugement de l’histoire », livre fort documenté, livre vibrant de colère rentrée : « Il est temps que les Africains comprennent que leurs ancêtres se sont, en toute complicité, entendus avec les Européens pour le démarrage et la bonne santé de cette œuvre commune qui n’est rien d’autre qu’un crime contre l’humanité : la traite atlantique. »
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Colère lâchée en quatrième de couverture quand Félix s’avoue « roturier né d’un paysan pauvre et d’une ménagère, vendeuse, non pas d’esclaves, mais de denrées agricoles. » ‘‘Vendeuse, non pas d’esclaves’’… Cinglante incise. En filigrane, Félix rêvait d’une lecture juste de l’histoire du Bénin, pour la réconciliation entre Abomey et son Kétou natal, qu’Abomey a meurtri. Félix rêvait de réconciliation. En novembre 1999, il avait publié, en édition bilingue, « La traite des Noirs (XVème siècle – XIXème siècle) », en appui au Comité National de Mise en Œuvre du Projet « Réconciliation et Développement ». Félix rêvait de clarification de l’histoire du Bénin et de réconciliation entre ses peuples pour que les enfants du Bénin fassent la Nation Bénin.
Félix nous laisse le message de la nécessaire clarification de notre histoire afin que nous puissions, selon le vœu aussi de Teilhard de Chardin, dissiper « la nuit de tout ce qui est en nous et autour de nous, sans nous et malgré nous ». Si nous entendons l’ultime message de l’historien sans désemparer, ce sera un bel hommage à la mémoire de Félix, notre frère.
Par Roger Gbégnonvi
Société
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